CHAPITRE VII

LE GROSSISSEMENT du télescope granulait l’image, mais la Porte se découpait nettement sur le fond étoilé. Toutes les trente secondes, une nouvelle mise au point floutait brièvement l’image et l’anneau paraissait grossir à chaque fois.

Les Pèlerins des Vangk demeurèrent silencieux, ce qui jeta un certain froid dans le réfectoire où l’on s’était habitué au brouhaha de leurs conversations. Ils regardaient la Porte, leurs lèvres s’agitant sans bruit.

« Pourquoi prient-ils ? demanda Valrin. Ils prennent les Portes pour des autels ?

— Les portes du paradis, même. Les Pèlerins sont une branche des Apôtres des Vangk. Jusqu’à récemment, ils étaient très marginaux. Les Apôtres croient que les Vangk sont devenus des sortes de dieux immensément sages et bienveillants, qui nous observent du Multivers et nous jugent. Bien entendu, ils reviendront un jour et emmèneront les élus – c’est-à-dire eux-mêmes, à l’exclusion du reste de l’humanité – dans leurs vaisseaux dorés.

— Et toi, tu en penses quoi ?

— Que ce sont des timbrés. Heureusement ils ne sont pas dangereux, seulement exaspérants quand ils essaient de te faire avaler leurs fadaises. Un de leurs gourous a essayé, une fois. Il croyait pouvoir me convaincre sous prétexte qu’il avait couché avec moi.

— On dirait qu’il s’est cassé les dents. »

Jude eut un rire étouffé.

« Il était très critique vis-à-vis du panislam dans lequel ses parents l’avaient élevé. En fait, nous nous rejoignions assez sur ce plan. L’aveu de son adoration des Vangk m’a plus désarçonnée – c’est comme si l’abandon des religions du Berceau avait laissé un vide qui devait à tout prix être comblé par quelque chose d’encore plus absurde.

— Qu’est-ce que tu lui as dit quand il a tenté de te convertir ?

— Je lui ai dit qu’il n’était pas le premier : un voyageur avait déjà essayé de me convaincre d’une légende à laquelle il croyait dur comme fer. Selon lui, les Vangk avaient forgé une civilisation brillante, puis, pour une raison connue d’eux seuls, ils avaient choisi de régresser. Ils étaient revenus au stade d’animal semi-intelligent, comme ces lémuriens quasi conscients découverts sur Tholon ou ces poulpes arboricoles de Garance…

— Ravaler des dieux au rang de vulgaires bestiaux, cela a dû sonner comme un blasphème chez ton interlocuteur, apprécia Valrin. Au fait, tes Pèlerins, quel est le but de leur voyage ?

— Le corps du Vangk, bien sûr ! Tu ne te souviens pas de ce qui est arrivé il y a cinq ans ? s’étonna Jude.

— Non.

— Cela a commencé par la découverte d’une nouvelle destination.

— Et alors ? On découvre encore deux ou trois Portes chaque année, non ?

— Oui, mais celles-ci formaient une configuration inédite : trois Portes en orbite autour d’un planétoïde en carbone pur. Mais une seule était active. C’est là que des Apôtres des Vangk ont prétendu avoir découvert le corps momifié d’un Vangk. Une équipe scientifique diligentée par les vingt plus grosses multimondiales est arrivée sur place pour vérifier cela et faire un rapport. »

Il s’en souvenait vaguement, à présent. À l’époque, il ne s’intéressait guère à ce qui se passait en dehors d’Es Moravi. Cet événement avait dû incommoder les multimondiales, car très vite on n’en avait plus entendu parler, du moins par les canaux officiels.

« Et alors ?

— Le rapport a conclu à une interprétation erronée. Mais, naturellement, il y en a toujours pour croire qu’on leur ment. Les Pèlerins, par exemple. Quand la réalité est trop triviale, l’imagination se charge de la transformer en quelque chose de magique. C’est aussi naturel que la pesanteur. Et lutter contre la pesanteur demande beaucoup d’efforts.

— Le rapport était vraiment fiable ? »

Jude haussa les épaules.

« Qui sait ? Je ne fais pas plus confiance aux multimondiales que les Pèlerins, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons. De toute façon, ça n’a plus grand intérêt aujourd’hui.

— Pourquoi cela ?

— La seule Porte activée a été scellée.

— Dans ce cas, où se rendent les Pèlerins ?

— Vers un système voisin, accessible par une Porte en fonctionnement. Ils sont beaucoup à vouloir rallier les Trois Portes par une voie conventionnelle.

— Un vaisseau ? Voyons, c’est impossible, les distances sont trop grandes entre les systèmes solaires… Du moins, c’est ce qu’on nous a toujours enseigné, non ? »

Elle haussa à nouveau les épaules, signe que le sujet l’avait lassée. Valrin n’insista pas. De retour dans sa cabine, il se connecta aux téléthèques pour avoir plus d’informations. La synthèse que lui fit Admani recoupait ce que lui en avait dit Jude. Les Trois Portes – tel était le nom de cette étrange configuration – orbitaient à cent millions de kilomètres d’un couple trou noir-naine blanche baptisé Alioculus X2. C’était un clan de peaux-épaisses qui avait découvert le corps du Vangk et bouleversé par la même occasion tout l’univers humain. Les peaux-épaisses étaient des posthumains adaptés au vide, dont le surépiderme faisait office de combinaison spatiale. On les employait sur les chantiers d’assemblage d’orbiteurs ou à l’entretien de spatiocénoses.

Sur l’archive vidéo de quinze secondes récupérée par Admani, trois silhouettes humanoïdes tractaient une masse oblongue d’environ cinq mètres de long ; des caricatures de membres tronqués se recroquevillaient sur ses flancs plissés comme la couenne d’un vieux pachyderme. À vrai dire, on aurait dit un acarien saisi sur macrophotographie. Puis les peaux-épaisses l’amarraient à une structure de tubes et de propulseurs à hydrazine. En arrière-plan, aucune des Trois Portes n’était visible, mais l’objet central, lui, l’était. Plutôt qu’un planétoïde, il s’agissait d’un polyèdre irrégulier ou l’imbrication inextricable de plusieurs polyèdres, de trois ou quatre kilomètres de diamètre. Un nouvel artefact à la fonction inconnue à mettre sur le compte des Vangk, se dit Valrin, au même titre qu’Es-B Mori.

Sitôt diffusée la nouvelle qu’un corps organique étranger avait été trouvé flottant dans l’espace, la ruée avait commencé : des agents de grandes multimondiales, des scientifiques d’instituts de recherches, des Apôtres des Vangk… Le communiqué de ces derniers n’avait pas tardé à être publié et largement répandu par les médias. Ils affirmaient que l’on avait affaire au corps d’un Vangk… et la réponse, peut-être, aux questions qui hantaient l’humanité était à portée de main : pourquoi les Vangk avaient-ils laissé un réseau de Portes à la disposition de l’humanité, pourquoi n’avaient-ils pas laissé d’autre indice de leur existence, pourquoi aucune Porte n’avait-elle débouché sur un monde peuplé d’êtres intelligents alors que la vie, elle, abondait… Devant l’afflux incontrôlable de curieux, un accord avait été passé entre les multimondiales : une équipe de scientifiques choisis pour leur neutralité avait été nommée pour mener des investigations sur le soi-disant corps du Vangk. Les résultats devaient être rendus publics et les bénéfices technologiques éventuels équitablement répartis. Tout le monde devait avoir sa part de gâteau.

Mais rien ne s’était passé comme prévu. Un commando fit sauter son vaisseau bourré de bombes HH en émergeant de la Porte, à proximité du corps du Vangk. L’attentat fut revendiqué par une obscure faction escopalienne. Le corps du Vangk fut pulvérisé, mais la réaction à cette agression ne se fit pas attendre : la Porte se désactiva définitivement, condamnant à l’isolement la quinzaine d’orbiteurs et la station de recherche qui se trouvaient là. C’était sans doute précisément ce que désiraient les fanatiques religieux qui considéraient le corps du Vangk comme sacrilège à leur foi : sceller le mystère dans le tombeau de la distance.

On découvrit alors qu’il existait une autre Porte en activité, à deux mois-lumière de la configuration d’Alioculus X2. Elle gravitait autour d’une planète gazeuse esseulée baptisée Moire. C’est grâce à un laser pulsé orienté vers Moire que les scientifiques piégés sur place purent transmettre leur rapport, établi à partir d’échantillons extraits avant la destruction.

Ses conclusions négatives ne suffirent pas à décourager les Pèlerins qui continuèrent d’affluer par dizaines de milliers vers la Porte de Moire. Ils étaient décidés à construire un vaisseau capable de parcourir deux mois-lumière. Si le commando suicide escopalien avait pensé étouffer dans l’œuf un culte naissant, il s’était fourré le doigt dans l’œil : la destruction de la relique avait renforcé la foi et surtout escamoté toute possibilité de réfutation.

Les fonds étaient fournis par les dons de fidèles, mais aussi de multimondiales qui se déclaraient intéressées par le planétoïde de carbone. Résultat, un gigantesque chantier spatial était en cours depuis deux ans. Jamais encore on n’avait éprouvé la nécessité de concevoir et fabriquer un vaisseau capable de parcourir plus de quelques minutes-lumière. Deux mois-lumière, cela constituait une première, et il n’y avait pas une semaine sans que les médias en parlent, entretenant les polémiques sur le mystère des Portes ainsi que sur les Apôtres des Vangk. Valrin s’en souvenait à présent.

Il demanda un complément de recherche sur la secte, notamment sur son financement. Il y avait des donations d’hommes politiques, de magnats industriels et de divers ordres monastiques possédant des entreprises ou offrant des services. La provenance de ces dons était aussi diffuse que le bruit de fond universel, ce qui indiquait que la secte existait à peu près partout où l’homme s’était établi. Sa personne morale était en outre propriétaire de champs d’astéroïdes qui lui assuraient de confortables revenus et possédait un nombre élevé d’actions dans la plupart des multimondiales, lui procurant une parfaite tranquillité tant au niveau politique que fiscal. En somme, elle n’avait pas l’air différente des milliers de sectes qui pullulaient, si ce n’est qu’elle avait encore plus mauvaise presse que les autres.

 

Dans la nuit, le cargo-mât recommença à accélérer. Quand Valrin retourna dans la salle à manger, le lendemain matin, les détails de la Porte de Vangk apparurent. De teinte gris graphite, l’anneau avait une trentaine de mètres d’épaisseur. Sa profondeur n’était pas visible, mais, d’après Jude, elle n’excédait pas son épaisseur. Le soleil n’aurait dû l’éclairer que partiellement, pourtant sa luminosité était uniforme. Valrin approcha de l’écran et agrandit l’image jusqu’à la pixellisation. L’anneau était lisse sur sa face intérieure, à la différence de la face extérieure, striée et bosselée de protubérances aux formes étranges… comme des caractères, mais sans ordre ni redondance apparents. Jude lui avait appris que des générations d’IA avaient travaillé sur un éventuel langage. Les résultats obtenus variaient de la poésie surréaliste au franchement comique. Mais aucun n’avait été concluant. « Les voies des Vangk sont impénétrables », avait commenté Jude, un rien ironique.

La jeune femme arriva. Valrin se tourna vers elle.

« Nous avons accéléré cette nuit, n’est-ce pas ?

— Oui. Nous avons acquis notre vitesse de transfert. Dix-neuf kilomètres virgule vingt-trois par seconde : c’est celle qui est nécessaire pour arriver à Ast Nuvola.

— Pardon ?

— Je ne te l’ai pas dit ? Il n’y a aucune communication entre les vaisseaux et le système qui commande l’activation de la Porte. La vitesse est le seul paramètre de sélection de destination. L’angle d’approche, la masse de l’objet en transit… aucune autre donnée que la vitesse n’est prise en compte par le mécanisme d’activation des Portes. Voilà pourquoi on pense que leur intelligence atteint à peine le niveau d’une IA primitive. La vitesse minimale pour ouvrir sur une destination est de neuf kilomètres-seconde ; en deçà, la Porte reste inerte. Aucune sonde n’a jamais activé de Porte à une vitesse supérieure à trente kilomètres-seconde.

— Pourquoi ? »

Elle haussa les épaules.

« Parce que les Vangk en ont décidé ainsi, je suppose. »

Un bracelet à son poignet clignota, signe qu’on avait besoin d’elle dans les quartiers d’équipage. Elle s’excusa et disparut.

Deux heures plus tard, l’orbiteur franchit la Porte.

Pendant une dizaine de secondes, l’écran montra la Porte de Vangk telle qu’elle était : un anneau très fin se confondant presque avec l’espace et qui grossissait à toute allure. La plupart des passagers présents dans la salle détournèrent la tête ou fermèrent brièvement les yeux. Ils ne purent voir, comme Valrin, les étoiles derrière l’anneau clignoter avant de disparaître dans un flash négatif. Le plan singulaire se formait, creusant un puits de ténèbres absolues. Valrin ne ressentit rien de particulier lorsque le cargo-mât creva la pellicule insondable. Sur l’écran, l’image se transforma aussi brutalement que si quelqu’un avait changé de chaîne.

« Ça y est, nous sommes passés », dit quelqu’un d’une voix rauque.

À la place du semis d’étoiles, une nébuleuse dense drapait à présent la moitié du ciel. Des fleuves de gaz, dont les (fausses) couleurs allaient du violet au jaune pâle en passant par toutes les teintes du rouge, cascadaient en s’enroulant les uns sur les autres comme pour tresser un immense tapis abstrait. Des cocons de naines brunes en formation tachaient cette brume lumineuse de noyaux d’ombre. Dans la salle, il y eut quelques applaudissements. Une exaltation soudaine et puissante envahit Valrin. Mais elle n’était pas due au miracle que représentait le saut ou au spectacle sur l’écran. Chacune des mille milliards de connexions synaptiques de son cerveau, orientée vers un but et un seul : le châtiment de ses tortionnaires, exprimait sa joie.

J’ai franchi un pas vers ma vengeance, se dit-il. Où qu’il se trouve dans l’univers, je sais désormais que mon ennemi ne pourra pas se cacher.

Un haut-parleur conseilla aux passagers de s’accrocher, le temps pour l’orbiteur de s’aligner sur sa nouvelle trajectoire en direction d’Ast Nuvola. L’arrivée était prévue le lendemain.

Dans l’intervalle, Valrin consulta les téléthèques publiques. Ast Nuvola Calii n’était pas tout à fait assez massif pour adopter une forme sphérique ; il ressemblait à un œuf criblé de cratères d’impacts. C’était l’un des dix mille astéroïdes métallogènes, essentiellement en fer et en nickel, qui constituaient le système gravitationnel autour duquel orbitait la Porte de Vangk. Le peu de cobalt et de titane qu’avait contenu l’astéroïde avait été extrait au cours des premières années d’exploitation, cent cinquante ans plus tôt, libérant de vastes espaces intérieurs aux familles des mineurs. Toutes travaillaient pour le compte d’une petite multimondiale de la Couronne, la Calio. Les métaux étaient destinés aux chantiers de construction de tankers. Nuvola servait de spatioport et de base de peuplement. Les trafics y fleurissaient au grand jour, de la vente de drogue à la location de mercenaires. Nargess aurait pu être recrutée ici… mais ça n’a été qu’une étape pour elle, comme Es Moravi.

Un tanker minéralier de la Calio, ses soutes largement ouvertes tels d’immenses élytres, attendait au large d’être chargé. L’orbiteur le dépassa pour aller se positionner à trois kilomètres de l’astéroïde, le long de l’axe polaire. Valrin fut dirigé vers le module d’atterrissage qui servait de transbordeur. Seuls quelques passagers l’accompagnaient. Il ne repéra pas Jude parmi les membres d’équipage présents. Une manière d’abréger les adieux… Valrin en éprouva une pointe de soulagement.

Malgré la courte distance, le trajet dura une demi-heure, car le ballet de drones et de mini-modules de mineurs était intense, et ils durent attendre qu’un créneau se libère. Valrin en profita pour réserver un vol vers Hixsour. Il n’y en avait qu’une fois tous les mois, mais par chance le prochain orbiteur à y faire escale passerait d’ici quatre jours.

À peine le sifflement d’air comprimé des vérins d’amarrage eut-il retenti que les passagers furent débarqués. Après s’être acquitté de la taxe AEE (air-eau-électricité), Valrin remonta à la surface de Nuvola. La pesanteur n’excédait pas un quart de g. Au-delà d’une coupole en quartz artificiel, à vingt mètres au-dessus des têtes, s’épanouissaient les tentures célestes de la nébuleuse. De simples hydrocarbures peuvent donc produire de la beauté, se dit Valrin avec un sourire. Des établissements bancaires voisinaient avec des sièges sociaux d’entreprises aux logos tapageurs, des comptoirs de multimondiales… Ast Nuvola devait être une zone franche.

Il loua un conapt sous un nom d’emprunt. Lorsqu’il pénétra à l’intérieur, un petit ventilateur se mit automatiquement en route. L’unique fenêtre du studio – guère plus qu’un conteneur évidé doté d’une veilleuse, d’une couchette, d’un urinoir en caoutchouc blanc et d’un lavabo à péage dépourvu d’armoire de toilette – donnait sur le puits principal à zéro g parcourant l’astéroïde du pôle Nord au pôle Sud.

À présent, il devait retrouver la trace de Nargess. Admani avait découvert qu’elle avait séjourné ici sous le nom de Malkia Harrison. Peut-être y avait-il un mercenaire qui pourrait le renseigner. Il se rendit à l’équateur de l’astéroïde par des boyaux carbocimentés d’une propreté rigoureuse. C’était là que se situaient les lieux de plaisir destinés aux mineurs et aux voyageurs.

Dénicher l’homme de la situation ne s’avéra pas compliqué : un certain Romas se trouvait au centre névralgique des transactions entre comptoirs multimondiaux et mercenaires. Valrin ne le contacta pas directement. Maintenant qu’il sait que quelqu’un s’est renseigné sur lui, c’est lui qui me trouvera.

En environnement spatial, les armes à feu étaient en principe interdites, mais en acquérir une ne posa pas de problème. C’était un flécheur Baz dont la portée avait été réduite à six mètres. Se procurer des projectiles plus résistants lui demanda plus d’efforts. Il acheta également des alarmes et des pièges qu’il disposa autour de la chambre qu’il avait louée.

Il ne fallut qu’une dizaine d’heures avant qu’on ne vienne le chercher.

Sûrs de leur impunité, les deux nervis envoyés par Romas ne s’étaient même pas donné la peine de se cacher. Ils démagnétisèrent la serrure et entrèrent dans le conapt. Au-dessus de la porte – bien que le terme « dessus » n’ait guère de sens en microgravité – l’un des pièges se déclencha, propulsant un jet de gaz inodore. Le premier nervi cligna une fois des yeux avant de se figer dans un spasme avorté. Le second bloqua ses poumons, mais les liposomes microscopiques du gaz neuroparalysant passèrent sans encombre la barrière de la peau. Cela fut seulement un peu plus long, de sorte que le nervi eut le temps de faire jaillir l’arme-reptile qui dormait sous la peau de son poignet. Mais pas celui d’ajuster son tir. Un dard se planta en chuintant dans la couchette…

Valrin sortit de derrière la porte et s’approcha avec précaution. Dans sa main, il tenait une paire de ciseaux de chirurgien à lames céramiques. Il repoussa doucement le premier homme, qui alla dériver vers la fenêtre du conapt. Celui-ci avait le blanc des yeux rouge sang – modèle antédiluvien de lentilles sensibles au proche infrarouge, malformation congénitale ou simple pigment destiné à effrayer.

« Je devrais vous tuer rien que pour la forme, dit tranquillement Valrin. Je ne pense pas que votre patron m’en tiendrait rigueur, vous êtes vraiment trop malpolis. »

Il pouvait en liquider un afin que Romas le prenne au sérieux. L’espace d’une seconde, il hésita.

« … Mais je ne veux pas provoquer d’incident diplomatique, poursuivit-il. Le gaz ne fait effet qu’un petit quart d’heure. »

Il s’approcha du premier nervi et brandit ses ciseaux.

« Cela dit, je veux vous éviter de faire des bêtises quand vous aurez retrouvé votre mobilité… Rassurez-vous, ça ne fait pas mal. »

En quelques coups précis, il sectionna les tendons de leurs doigts. À chaque craquement, les yeux des nervis roulaient dans leurs orbites. De grosses gouttes de sueur tremblotaient à leurs tempes. Valrin essuya le sang qui maculait les ciseaux. Les incisions, elles, ne saignaient presque pas. Du bon travail. Puis il les désarma.

« Me voici rassuré pour vous. Maintenant, vous pouvez m’emmener voir Romas. »

Il attendit que leur langue se libère. Le premier vomit un flot d’obscénités, jusqu’à ce que le second lui donne l’ordre de la fermer.

« Imbécile, tu ne vois pas que ta peau ne tient qu’à un fil ? »

Il parvint difficilement à tourner la tête en direction de Valrin.

« Notre mission se bornait à venir vous chercher et vous amener devant le dige, monsieur.

— Je n’en attendais pas moins de vous. Parfait, je vous suis. »

Il rouvrit la porte. Un étroit corridor tournait brutalement au bout d’une rangée de conapts tous identiques. Les effets du paralysant se dissipaient lentement, et les deux nervis se cognaient aux parois comme des hommes pris de boisson. Ils grimpèrent dans un ascenseur à claire-voie, et l’un d’eux indiqua la direction : le pôle Sud, c’est-à-dire la partie renflée de l’œuf. Pendant qu’ils traversaient des strates d’air alternativement chaud et froid que l’absence de convection parvenait à ne pas diluer, Valrin demanda :

« Ce surnom de dige, qu’est-ce qu’il signifie ? Car il désigne bien Romas, n’est-ce pas ?

— C’est le nom de la bête qu’il a toujours sur son épaule. Un jour, une ménagerie a fait escale à Nuvola. Monsieur Romas s’est pris d’affection pour un des animaux exposés.

— Un dige, c’est ça ?

— Il venait de Seyour-Cinq, je crois. Monsieur Romas a, euh… persuadé son propriétaire de lui vendre un spécimen de dige. Depuis, il le porte sur l’épaule. Le dige a un effet apaisant sur son entourage. »

Valrin perçut le sarcasme mais il ne dit rien. Il arriva devant Romas, dans l’arrière-salle d’une boutique de pierres du quartier des négociants locaux. Au fond se trouvait un comptoir en marbre semi-circulaire, derrière lequel étaient exposées des dizaines de bouteilles d’alcool rangées sur de petites étagères. Autour de tables en quartz étaient disposés des canapés bas recouverts de toile verdâtre. Avachi sur l’un d’eux, Romas.

L’homme portait les restes d’une combinaison de survie en plastique collée au laser sur du cuir de culture. Ses bras courtauds se rattachaient à des épaules tombantes. Autour de celles-ci se lovait, comme une écharpe de peau molle, une sorte de ver à tête de serpent ; une créature à la peau blême et glabre, d’une translucidité écœurante. Un curieux parfum s’en dégageait, aigre et capiteux. Romas leva sur Valrin de petits yeux noirs de rongeur. Sans attendre, il congédia les deux nervis d’un geste de la main.

« Tu n’as pourtant pas l’air bien redoutable, dit-il d’une voix indolente.

— Je n’ai pas de raison de t’en vouloir, répondit Valrin.

— Qui es-tu pour respirer mon air et inquiéter mes hommes ?

— Te dire qui je suis… Non, tu n’aimerais certainement pas. »

Le corps annelé du ver ondula sur sa nuque, et le parfum se modifia imperceptiblement.

« Tu inquiètes mon dige, fit Romas. Intéressant… Moi, je suis immunisé, mais d’ordinaire les phéromones qu’il diffuse suffisent à plonger mes interlocuteurs dans un état proche de la panique. »

Il se leva et se dirigea vers le bar. Il se versa un liquide transparent dans un verre. Puis il revint à la table basse et se rassit.

« Trinquons.

— De l’alcool de pnéophyte ? Non merci.

— C’est de l’eau filtrée, rectifia Romas. Ici, l’eau pure est plus difficile à trouver que la liqueur de pnéophyte… Mais c’est vrai qu’il y a moins de demande. »

Il posa sur la table un pistolet à culasse pneumatique et à crosse en os gravé qu’il avait à la ceinture.

« Je veux des informations au sujet d’une femme qui est passée ici il y a quelques mois, dit Valrin. Malkia Harrison.

— Ce nom me dit vaguement quelque chose… » Un battement de cils appuyé inclina Valrin à penser qu’il compulsait un terminal intra-oculaire. « Elle n’a jamais travaillé pour moi, si c’est ce que tu veux savoir.

— Le nom de son employeur. C’est tout ce qu’il me faut. »

Romas sourit largement.

« Je ne suis pas un indicateur. Adresse-toi à une IA détective.

— Malkia Harrison n’était pas son vrai nom. Et ce que je veux savoir ne réside sûrement pas dans les téléthèques. J’ai de quoi payer. »

L’homme grimaça comme s’il venait d’être agressé par une mauvaise odeur.

« Allons, ce n’est pas qu’une question d’argent. Il y a des informations qui peuvent être dangereuses pour ceux qui les délivrent autant que pour ceux qui les reçoivent. »

Valrin plissa les yeux. Cet homme se livrait à lui sans le vouloir.

Il sait quelque chose. Mais il a raison, ce n’est pas avec de l’argent que je l’achèterai.

« Je pense que tu me donneras ce renseignement pour rien, dit-il enfin. Sans même avoir à me servir de ton dige pour t’étrangler. »

Romas sursauta et ses doigts se refermèrent sur son pistolet. Tout aussitôt il se détendit.

« Pourquoi est-ce que je t’aiderais ? demanda-t-il.

— Parce que tu ne règnes pas vraiment ici. Ce sont les multimondiales qui ont créé Ast Nuvola. Tout leur appartient, même toi. Tu vis dans leur ombre et tu mourras dans leur ombre… tout comme tes parents.

— Merde ! Qui t’a mis au courant ? »

Valrin ricana.

« C’était facile à deviner. Que leur est-il arrivé ?

— Alors tu ne sais pas ? »

Le caïd était stupéfait. Il laissa passer quelques secondes, puis il enleva précautionneusement le dige de son cou et le glissa dans un vivarium derrière le bar.

« Au début de l’exploitation pour le compte de la Calio, raconta-t-il, les mineurs provoquaient des collisions entre les astéroïdes métallifères. C’était pratique et surtout pas cher pour récupérer le noyau. Mais trop aléatoire. Alors ils se sont mis à utiliser des GHF, des projecteurs d’ondes concentrées qui effritent la roche. Mes parents, eux, n’étaient pas mineurs ; ils récupéraient des nasses à molécules organiques lâchées des années plus tôt dans les traînées gazeuses de la nébuleuse et qui dérivaient, pleines d’eau, de benzène ou de chaînes de cyanopolyynes. Une équipe de mineurs était en train d’éplucher un astéroïde lorsque l’ordinateur de visée de son GHF a débloqué. Mes parents revenaient en module, leurs réservoirs pleins d’hydrocarbures. Le faisceau décentré du GHF les a pulvérisés. L’enquête a duré cinq minutes et a conclu à la malchance. Moi, je savais que mes parents étaient engagés dans des activités politiques. Ils prônaient le séparatisme avec la Calio… Les imbéciles. Au fond, ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient. »

Il contempla Valrin comme s’il s’éveillait.

« Ça alors. Je n’avais jamais confié cette histoire à quelqu’un. Je ne te connais pas, pourtant…

— Parce que je vais faire ce que tu n’as jamais osé. »

Le caïd tordit ses lèvres.

« Faire appel à ma conscience, c’est tout ce que tu as trouvé ? Tu crois qu’au nom d’une vieille histoire qui n’a rien à voir avec la tienne je vais me mettre en danger ?

— Justement à cause du danger. Sinon, je me passerai de toi. Tu n’es qu’un caillou sur ma route, Romas. »

Valrin le vit hésiter, en proie à des émotions contraires. L’homme crispa et décrispa ses poings. Puis il fixa son interlocuteur dans les yeux.

« Cette femme, quel était son vrai nom ?

— Je n’ai qu’un prénom : Nargess.

— Ça me suffira. Reviens dans six heures. »

La mécanique du talion
titlepage.xhtml
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Genefort,Laurent-La mecanique du talion(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html